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C'est la vie, que veux-tu
23 mai 2015

Mon vécu du privilège blanc

Je suis une femme blanche. Je suis ce que certains appellent une "Française de souche". Quand je donne mon nom ou qu'on me voit, on me demande rarement si j'ai des origines étrangères ou quelles sont mes origines. 

J'ai été amenée à réfléchir à la notion de privilège en tant que femme féministe, en me renseignant sur le féminisme et sur le sexisme comme système qui privilégie les hommes par rapport aux femmes. Cela m'a encouragée aussi à me renseigner sur le racisme et la notion de privilège blanc : le fait que le racisme est un système qui privilégie les personnes qualifiées de Blanches par rapport aux personnes qualifiées de non Blanches. 

Bien entendu, si je parle ici du privilège blanc, ce n'est pas que je prétends pouvoir en parler mieux que les personnes racisées, ni pouvoir en parler à leur place. Mais, de même que certains hommes s'expriment sur leur propre vécu du privilège masculin, je pense qu'il peut être utile que des personnes blanches puissent s'exprimer sur leur vécu du privilège blanc, leur propre conscience d'appartenir à un groupe privilégié, sans prétendre prendre la place des personnes qui subissent le racisme. 

Je précise donc tout de suite que je n'accorde pas de validité au concept de "racisme anti-blanc". A ce sujet, je renvoie à la lecture de cet article :

Racisme anti-blanc ? Lol

https://negreinverti.wordpress.com/racisme-anti-blanc-ou-mon-cul-sur-la-commode/

Bien entendu, dès lors que l'on remet en question la notion de "racisme anti-blanc", il y a toujours quelqu'un pour venir parler de Trucmuche ou Bidule, personne blanche qui a habité dans une ville ou un quartier habité principalement de personnes non blanches, et qui a pu entendre des remarques du style "sale Blanc-he", "Face de craie" et j'en passe. Il ne s'agit pas de remettre en question le fait que ce genre de phénomène peut exister. En revanche, cela ne remet pas en question le fait que le racisme en tant que système privilégie les personnes blanches. De même que, si une femme tient des propos misandres, cela ne change pas le fait que le sexisme est un système qui privilégie les hommes. 

Au passage, ce que je trouve significatif, c'est que le quotidien des personnes blanches résidant en "territoire non blanc" est souvent dépeint par certaines personnes blanches en termes vagues et terrifiés, comme si être blanc-he au milieu d'une majorité non blanche équivalait à peu près à l'enfer sur terre. 

A titre d'exemple, j'ai un jour surpris la conversation d'un homme blanc au téléphone, qui marchait à côté de moi dans la rue, et s'adressait vraisemblablement à une femme blanche en lui disant : "Non, ne prends pas le métro sur cette ligne à cette heure-là, prends plutôt le taxi. A cette heure-là, tu seras la seule Blanche". Ces quelques bribes de conversation que j'avais pu entendre, je n'ai pas pu les oublier. L'homme supposait que la femme blanche à qui il s'adressait serait en danger si elle s'aventurait en "territoire non blanc", même le temps d'un trajet de métro. Ainsi une personne non blanche, du seul fait de sa couleur de peau, pouvait être perçue comme un danger pour une femme blanche seule le soir. D'ailleurs j'ai trouvé assez significatif que cet homme prononce ces mots en marchant à côté de moi sans songer seulement à baisser la voix ou cacher ce qu'il disait : je suis blanche, donc consciemment ou inconsciemment, il imaginait sans doute une forme de connivence entre lui et moi, comme s'il allait de soi que je ne pouvais pas contester ce qu'il était en train de dire ou être choquée. Voilà peut-être l'une des premières choses que je pourrais retenir de mon vécu du privilège blanc : cette espèce de connivence non dite "entre Blancs", cette idée parfois sous-entendue par certaines personnes blanches selon laquelle on serait mieux et plus en sécurité "entre nous" les Blancs, et pas au milieu de non Blancs décrits comme représentant un danger menaçant. 

Quelques années plus tôt, une enseignante que j'avais connue au lycée (blanche), nous avait parlé de son voyage aux Etats-Unis, alors qu'elle était logée chez une famille américaine (blanche) particulièrement conservatrice. Admiratrice d'Edgar Allan Poe, ma prof avait voulu se rendre dans un quartier où se trouvait sa maison transformée en musée. Elle est donc allée voir les membres de sa famille américaine en leur montrant l'endroit sur un plan, et a obtenu comme réponse : "Ah non, on ne va pas ici". Malgré tout déterminée à y aller, elle y est donc allée seule, et une fois sur place elle a compris pourquoi on n'avait pas voulu la conduire : il s'agissait d'un quartier peuplé par des Noirs, et elle était la seule Blanche à marcher dans la rue ! Les gens noirs qui passaient lui jetaient d'ailleurs des regards surpris comme s'ils n'avaient pas l'habitude de voir une femme blanche dans ce coin. Au final elle a pu constater qu'être regardée bizarrement était bien le seul "risque" qu'elle courrait en allant là-bas... 

Sans forcément mettre les deux situations sur le même plan, j'ai moi-même déjà entendu des remarques assez effrayées quand je parlais d'aller dans un coin de Paris habité majoritairement par des non Blancs (vers Barbès et Château rouge) qui a plutôt mauvaise réputation. En réalité, ô déception, malgré mes passages assez réguliers dans ce coin de Paris, je dois dire que je n'y ai vécu aucun épisode désagréable lié au fait que je suis blanche. Aucune remarque ou insulte anti-blanche, rien ! En fait, si je fais un bilan de ma vie, je n'ai jamais entendu la moindre remarque anti-blanche dirigée contre moi, nulle part. Et par ailleurs je trouve significatif que des personnes blanches puissent fantasmer à ce point sur le "danger" que représenterait le fait d'être seul-e Blanc-he dans un quartier majoritairement non blanc : s'il est si dangereux d'appartenir à une minorité, mettez-vous à la place des non Blancs qui vivent quotidiennement dans des contextes où ils sont minoritaires, et tirez-en des conclusions sur leur propre vécu... Ces conclusions, certaines personnes blanches ne les tirent jamais, sans doute parce que pour elles les Blanc-he-s sont "forcément" moins dangereux et moins suspects de discriminer (et pourtant...). 

Quand j'ai entendu parler pour la première fois de privilège blanc, cela m'a permis de mettre le doigt sur quelque chose que j'avais déjà ressenti confusément et que je ne savais pas forcément nommer : la conscience d'être privilégiée en tant que personne blanche. Il se trouve qu'un privilège est d'autant plus vicieux qu'il devient vite invisible pour les personnes qui en bénéficient : on ne se rend pas forcément compte qu'on est privilégié-e si l'on ne prend pas garde au vécu propre des personnes qui ne bénéficient pas de ce privilège. J'ai déjà pu constater moi-même qu'il est très difficile de parler à des hommes du fait qu'ils sont privilégiés en tant qu'hommes, car souvent 1) Ils refusent d'admettre qu'ils sont privilégiés et 2) Ils ont tendance à minimiser systématiquement le sexisme qui peut être subi par les femmes et à ne pas le considérer comme quelque chose de sérieux. De la même manière, certaines personnes blanches deviennent complètement aveugles et sourdes au vécu des personnes non blanches, et se mettent même à parler de "racisme anti-blanc" sans prêter attention aux vexations et discriminations que les personnes non blanches peuvent subir quotidiennement. 

Malgré tout, cette conscience du privilège blanc m'est apparue comme une évidence, et d'autant plus en écoutant et lisant des témoignages de personnes non blanches et en réalisant qu'elles pouvaient vivre des choses aberrantes à mes yeux que parfois je n'imaginais même pas possibles. 

Le fait d'utiliser Internet m'a permis aussi d'expérimenter quelque peu le genre de vexations auxquelles certaines personnes peuvent être confrontées tout le temps. Il se trouve que sur Internet, je n'utilise pas mon vrai nom et je ne mets pas de photo de moi, et la plupart du temps la personne en face ne peut pas deviner que je suis une femme blanche "de souche" de culture chrétienne. J'ai vécu plusieurs fois des situations similaires où, dès lors que je donnais mon avis, par exemple, sur le port du foulard ou sur le conflit israélo-palestinien, on supposait aussitôt que je devais être moi-même une personne "arabe", musulmane pratiquante, et forcément solidaire des "djihadistes" ou de toute personne employant la lutte armée au sein d'un groupe "islamiste". Mon avis n'avait aucune valeur aux yeux de certaines personnes car j'étais renvoyée à mes origines et à ma culture religieuse supposées. Si réellement j'avais été arabe et de culture musulmane, alors, quelles conclusions certaines personnes auraient-elles pu en tirer ? 

La plupart du temps, dans la vie de tous les jours, je n'envisage même pas que l'on puisse me rejeter ou me discriminer en tant que personne blanche, sachant que je n'ai jamais eu conscience de l'être (rejetée pour cette raison précise). Un jour, quand j'étais adolescente, j'ai vécu une humiliation : un vigile (homme noir adulte), dans un magasin, m'a suspectée de voler des trucs et m'a fait la morale dans le magasin, après m'avoir suivie. En réalité, je n'avais rien volé, et je venais assez régulièrement dans ce magasin, parfois pour faire des achats, parfois pas. Le magasin se trouvait à côté de mon lycée et j'aimais bien y passer régulièrement, comme d'autres élèves du lycée. J'étais tellement choquée que le vigile puisse me suspecter de voler que je n'ai rien répondu du tout et je n'ai même pas pensé à protester. Après sa leçon de morale, le vigile m'a laissée tranquille (sans doute une preuve que malgré tout, j'étais privilégiée en tant que Blanche, car si je ne l'avais pas été, il aurait peut-être pensé à me faire ouvrir mon sac ou à exiger qu'on puisse me fouiller !). Malgré le moment pénible que je venais de vivre, je n'ai pas songé une seule seconde à imaginer que ce vigile faisait preuve de "racisme anti-blanc" et me suspectait parce que j'étais blanche, tant l'idée m'aurait parue absurde. Pour moi, il était clair qu'il avait des préjugés sur moi juste parce que j'étais une adolescente. J'ai pu constater en grandissant que maintenant, les vigiles sont toujours courtois avec moi, même quand ils me demandent de montrer le contenu de mon sac. Je n'ai plus jamais vécu de situation humiliante similaire, alors que d'autres adultes, parce qu'ils ne sont pas blancs, peuvent les vivre encore régulièrement. Maintenant que je suis une femme adulte, j'ai accédé à une forme de "respectabilité" et ma couleur de peau suffit à me protéger de certaines suspicions injustes. A propos des vigiles, d'ailleurs, je renvoie à cet article :

La fonction racialisée de l'emploi de vigile et videur

https://negreinverti.wordpress.com/2014/06/07/la-fonction-racialisee-de-lemploi-de-vigile/

Sur Internet, en lisant certaines discussions, je prends parfois un malin plaisir à contester les personnes blanches qui viennent se plaindre du terrible "racisme anti-blanc" dont elles seraient soi-disant victimes, ou qui se répandent en propos islamophobes. En même temps, cette contestation a quelque chose d'assez ironique et amer, car je sais que dès lors que l'on m'identifie comme blanche, mon point de vue sera sans doute lu avec plus d'intérêt et pris plus au sérieux que si je n'étais pas blanche. Au lieu d'attribuer mon point de vue à ma supposée nature dangereuse de personne non blanche, on pensera plutôt que je suis une traîtresse, qui chercherait consciemment à attaquer "la Nation", par exemple (et c'est d'ailleurs déjà ce que l'on m'a dit). Je considère en tout cas que le fait d'être traitée de traîtresse est quelque chose de positif, car des propos anti-racistes qui n'auraient rien de dérangeants pour les Blanc-he-s sont probablement inutiles. Cet article pourrait donc être considéré, entre autres, comme une invitation pour les autres personnes blanches à être aussi des traîtres vis-à-vis des Blanc-he-s, en mettant en évidence leur propre conscience du privilège blanc. 

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